La mort du tigre du Bengale
La sombre prédiction aurait sûrement accablé Rudyard Kipling. "Sher Khan ne régnera pas, il mourra. Telle est la nouvelle loi de la jungle indienne." Dans l'un de ses numéros de l'automne, l'hebdomadaire indien Tehelka annonçait ainsi la future extinction de la Panthera tigris tigris, appelée communément en Inde "tigre royal du Bengale". La nouvelle jungle des Sher Khan ne serait plus qu'un cimetière aux fossoyeurs stipendiés par le crime transnational. Une sorte de boucherie à ciel ouvert équarrissant le fauve pour en écouler les plus nobles parts sur le marché international où, là encore, comme pour le pétrole ou le cuivre, la Chine manifeste un insatiable appétit.

Exagéré, le pessimisme de Tehelka ? Il n'est qu'une alarme qui sonne parmi tant d'autres. Mardi 9 novembre, Traffic, un réseau regroupant plusieurs mouvements de protection de la nature, a rendu public un rapport tout aussi inquiet, intitulé : "Reduced to skin and bones" (Réduits à la peau et aux os). Selon le document, on a retrouvé traces d'un millier de tigres tués à travers le monde - essentiellement en Asie - entre 2000 et 2010. Encore ne s'agit-il là que de saisies officielles (police, douane). Le véritable chiffre des tigres victimes des trafiquants est certainement très supérieur. La traque contemporaine des tigres, met en garde Traffic, est en train de "mener à l'extinction l'une des plus légendaires espèces vivant sur terre".

Les statistiques sont sans appel. Il y a un siècle, la population des tigres s'élevait à 100 000 fauves sur les cinq continents. Aujourd'hui, elle ne dépasse pas les 3 200. A elle seule, l'Inde en concentre la moitié - d'où l'importance stratégique de l'œuvre mortifère qui s'y déploie. Tout ce qui saigne le tigre du Bengale menace dorénavant l'ensemble de l'espèce. Le gouvernement de New Delhi s'en émeut officiellement. Entre le "Tiger Project" (Projet tigre) et la "Tiger Task Force" (Commission spéciale tigre), les initiatives n'ont pas manqué. Sans résultats convaincants.

C'est que la chasse au tigre n'est plus un déjeuner sur l'herbe. On est désormais bien loin de ces safaris mondains conduits par quelque maharadjah à l'auguste turban, flanqué d'un gouverneur à rouflaquettes de l'Empire britannique des Indes, se balançant sur un éléphant serti d'or. La procession princière a cédé la place à des mafias tentaculaires. Sur le terrain, les exécutants des basses œuvres sont des membres des tribus de chasseurs qui vivent au tréfonds des forêts indiennes. Ce sont eux qui, au cœur même des réserves naturelles, posent les pièges aux puissantes mâchoires métalliques ou empoisonnent les trous d'eau où le tigre se rafraîchit. La capture d'un fauve peut rapporter entre 1 500 et 3 000 euros : une fortune pour ces communautés marginalisées, laissées-pour-compte de " l'Inde émergente ". Là est l'une des difficultés de la lutte contre le massacre des tigres. Droits des animaux contre survie des tribus ? Un dilemme assez classique.

Puis vient, dans la chaîne des néoprédateurs, l'intermédiaire, le dealer de tigres, un homme des villes à l'épais carnet d'adresses. Le plus fameux en Inde s'appelle Sansar Chand. Il était simple domestique à New Delhi. Grâce à son trafic d'espèces rares, il s'est retrouvé à la tête d'une véritable fortune. La justice le poursuit pour la mort de 250 tigres et 2 000 léopards, autre félin pourchassé. Emprisonné depuis 2005 à Jaipur (Rajasthan), Sansar Chand continuerait de sévir par le biais de sa famille, héritière de la lucrative affaire. Le détenu a de bons avocats, qui font appel à chaque sentence. Saisie de l'un deux, la Cour suprême a récemment fulminé contre le condamné. "Vous vendez la peau des tigres et des léopards, dit l'arrêt, écrit comme un réquisitoire. Demain vous vendrez celle d'êtres humains."

Enquêter sur le réseau du clan Sansar Chand, c'est forcément buter sur les altitudes de l'Himalaya. Là est le troisième maillon du réseau. Ce n'est pas un hasard : le Tibet a longtemps été un marché. La peau de tigre y était très prisée. Dans les festivités, elle ornait fièrement les chupas (costumes traditionnels). Jusqu'au jour où le dalaï-lama, sensibilisé par les associations de défense de la nature, y a opposé son veto. "Porter sur soi des peaux d'animaux ou de la fourrure est contre le bouddhisme", a-t-il édicté en 2006, lors du festival tibétain de Kalachakra. L'ordre fut vite exécuté. Les peaux de tigre furent jetées au feu. Le marché tibétain s'effondrait.

La traque des tigres du Bengale n'a pas cessé pour autant. Car, au-delà de l'Himalaya, un nouveau marché s'ouvre, bien plus grand, bien plus périlleux. Prenant le relais de Taïwan et d' Hongkong, la Chine populaire s'éveille à la gloutonne passion du tigre indien. A en croire la médecine traditionnelle chinoise, le fauve serait doué de vertus curatives exceptionnelles. La peau chasse les mauvais esprits, l'os en poudre est un fortifiant, le cerveau dissipe l'acné, la griffe soulage l'insomnie, le globe oculaire guérit la malaria, et le pénis (mijoté en soupe) opère comme aphrodisiaque. On comprend mieux la soudaine popularité du tigre du Bengale dans l'empire du Milieu. On comprend surtout la menace mortelle qu'une telle frénésie fait peser sur l'espèce. Les Indiens négocient vivement avec Pékin pour tenter de refroidir ce marché en ébullition. Une diplomatie du tigre du Bengale se fait jour. Est-ce déjà trop tard ?
Frédéric Bobin
L'humanité peut-elle perdre ce combat sans se perdre elle-même ?