Emission "Le téléphone sonne" - Janvier 2010

Thème : La Biodiversité

Les invités:

Jean-Michel Salles, Chercheur au CNRS, rattaché au Laboratoire montpelliérain d'économie théorique et appliquée (Université Montpellier 1)

Jacques Weber, Directeur de recherches au CIRAD (Centre de coopération internationale en recherches agronomiques pour le développement)

François Letourneux, Directeur de l'UICN pour la France (Union internationale pour la conservation de la nature)

Le passage sur la démographie se situe au bout de 30mn grâce à l'intervention d'une auditrice:

Alain Bedouet (animateur de l'émission): « Alice, vous êtes à Paris, bienvenue, on vous écoute »,

Alice: « Bonsoir, en temps qu'adhérente de l'association Démographie Responsable, je souhaiterais poser la question suivante: la perte de la biodiversité ne serait-elle pas due en grande partie à l'explosion démographique (population multipliée par 4 en 100 ans), avec notamment l'augmentation considérable des surfaces urbanisées et agricoles au détriment de l'habitat des autres espèces et dans ce cas, ne faudrait-il pas enfin prendre en compte ce problème, celui de l'explosion démographique, au travers de mesures, telles que le développement de l'éducation des femmes dans certaines régions du monde ou encore l'extension du planning familial, qui ont fait leur preuve dans des pays comme la Tunisie ou l'Iran? »

Alain Bedouet: « Notre propre espèce humaine, la démographie, vous êtes aussi nombreux à poser cette question: on ajoute les milliards... On peut peut-être commencer avec Jean-Michel Salles »

Jean-Michel Salles: « Oui, on peut dire deux mots, de toute façon le constat est assez évident. Oui bien sûr une population humaine croissante en nombre mais aussi en prédation. C'est-à-dire, il n'y a pas simplement le nombre des humains qui compte, mais il y a aussi la destruction que chacun d'entre eux peut occasionner et on sait qu'en fonction du régime alimentaire, du mode de vie, du rapport au transport, les êtres humains ont des impacts extrêmement différents en ce qui concerne le changement climatique ou la biodiversité.
En revanche, si on veut dépasser cela et se dire OK qu'est-ce qu'on met en place comme mesure politique pour faire face à cela, on n'a pas franchement de solution. Il me semble que depuis 40 ans, on tourne autour de l'espèce de cercle vicieux ou vertueux, ça dépend comment on le voit, de la relation entre démographie et développement et donc le constat que des êtres humains plus nombreux, plus puissants et occasionnant plus de destructions ne donne pas forcément de pistes sur qu'est-ce qu'il faut faire pour le limiter.
Enfin ce qu'il faut faire, oui, c'est limiter la prédation de ceux qui sont là et réfléchir aux conditions qui permettent une démographie..., alors je ne sais pas très bien, je ne connais pas l'association Démographie Responsable, mais en tout cas une démographie qui s'est considérablement ralentie, même si effectivement la population mondiale a été multipliée par 4 en 100 ans, aujourd'hui le taux de croissance démographique est très faible, enfin bien plus faible que précédemment. »

Jacques Weber: « A l'attention de notre auditrice, il faut se garder des idées simples. La démographie va entraîner des destructions et la démographie va générer la diversité. Une oasis n'existe pas sans une forte pression démographique. L'oasis est le fruit d'une forte pression démographique localisée et si la population diminue trop, l'oasis ne peut plus être entretenue.
En général les populations les plus destructives sont celles qui sont à un très bas niveau démographique parce qu'elles n'ont pas la main d'œuvre nécessaire pour entretenir les espaces. Ensuite les populations les plus destructives sont celles qui ont un régime trop carné, dans la mesure où il faut 20 kilos de grains pour un kilo de viande. Quant aux poissons d'aquaculture soit disant comme solution à la surpêche, ces poissons sont nourris avec du poisson de mer et donc la solution n'est pas claire.
La démographie si on veut la contrôler, il y a certes le planning familial, mais il y a d'abord le développement. On constate que dès que l'on a une amélioration des conditions de vie et bien la fécondité baisse et les extrêmes de fécondité sont liés à des situations de stress, c'est ce qu'on appelle l'effet "taille de rosier". Taillez un rosier: il fait des roses; stressez une population: elle fait des enfants. »

Francois Letourneux: « Oui, comme l'ont dit les différents intervenants, tout cela se ralentit et on a une perspective qu'on nous indique comme vraisemblable: la population de la Terre ne devrait pas dépasser 9 milliards d'individus. Il est possible, tous les économistes et tous les spécialistes s'accordent là dessus, de nourrir ces 9 milliards de personnes correctement sans massacrer complètement la biodiversité.
Ça va nous obliger à changer assez radicalement notre manière de vivre: ça c'est vrai. Mais pas forcément en allant vers des solutions complètement inacceptables: c'est vrai pour le changement climatique comme pour la biodiversité, il faut arrêter le développement idiot, il faut s'intéresser à ce qui se passe, il faut manger près de chez soi, il faut arrêter de surconsommer de la viande, il ne faut pas manger de thon rouge si on peut l'éviter.
Et je parle pour des gens riches comme ceux que nous sommes ici dans le nord, mais il faut aussi ne pas être complices de la destruction des forêts tropicales en n'achetant pas de meubles en teck, ou alors du teck produit correctement.
Il faut se préoccuper de l'impact de ce qu'on fait, mais vous savez on peut être optimistes, parce qu'est-ce qui nous distingue des autres espèces animales? C'est qu'on est pour la première fois suffisamment compliqués pour être capables de changer de stratégie d'évolution, de nous-mêmes.
Un animal qui se met à manger autre chose que ce qu'il mangeait d'habitude, c'est poussé par la nécessité et bien nous on peut réfléchir, on a cette faculté tout à fait originale de réfléchir et d'être capables de changer de stratégie d'adaptation et maintenant tout ce qu'on se dit c'est que notre stratégie d'adaptation elle nous a conduit à nous battre contre la nature, elle nous envoie dans le mur, il faut d'urgence se réconcilier avec la nature, sans cela on sera dans un désert qui sera, alors là c'est certain, invivable pour les 9 milliards d'humains que nous serons un jour. »

A l’attention de Jacques Weber,

Une oasis existe peut-être à cause d’une forte pression démographique (?), mais elle existe aussi et surtout grâce à l’existence d'une source d'eau ou lorsqu'une nappe phréatique est suffisamment proche de la surface du sol. Il s'agit donc d'une opportunité assez rare, dont la durabilité n’est d’ailleurs pas automatique puisque l'extension des zones cultivées peut amener à une surexploitation de réserves d'eau souvent fossiles ou peu renouvelables…
Il faut maintenant noter qu’un certain nombre d’entre elles ont été créées pour établir des routes commerciales et pas particulièrement pour résoudre des problèmes démographiques. Ensuite, pour ne prendre que l’exemple des oasis sahariennes, celles-ci n'occupent qu'un millième de la surface du Sahara et enfin à travers le monde, le système oasien nourrit à peine plus de dix millions de personnes, c’est à dire l’équivalent du nombre d’humains supplémentaires que la Terre accueille actuellement en 50 jours. Il s’agit donc d’un phénomène marginal et l’oasis ne doit pas cacher le désert qui est derrière…
« La démographie va entraîner des destructions et la démographie va générer la diversité ».
Pour ce qui est de la deuxième partie de cette phrase, on peut donc certainement parler d’exception qui confirme la règle. Et comme le rappelle très justement l’auditrice: la règle, surtout en ce qui concerne la grande faune sauvage est que « l'augmentation considérable des surfaces urbanisées et agricoles [se fait] au détriment de l'habitat des autres espèces »…

Le planning familial n’a absolument pas pour vocation de « contrôler la démographie », mais uniquement de permettre aux femmes (et aux couples) d’avoir le nombre d’enfants réellement désirés. Maintenant s’il est tout à fait exact que l’amélioration des conditions de vie conduit à la baisse de la fécondité, dire que « les extrêmes de fécondité sont liés à des situations de stress » est extrêmement réducteur. C’est oublier la prégnance de facteurs culturels et religieux dans de nombreux pays du sud (et pas seulement là, puisque même dans nos sociétés occidentales certaines familles aisées font de nombreux enfants), c’est aussi ne pas tenir compte de l’absence de prévention des grossesses non désirées. Il faut enfin espérer que dans l’esprit de notre intervenant, les politiques de planning familial ne font pas partie de ces situations dites stressantes…

A l’attention de Francois Letourneux,

Comment doit-on comprendre le début de votre intervention: il est possible de nourrir 9 milliards de personnes correctement en ne massacrant qu’une partie de la biodiversité?
Vous dites: « Un animal qui se met à manger autre chose que ce qu'il mangeait d'habitude, c'est poussé par la nécessité et bien nous on peut réfléchir », mais ne sommes nous pas, nous aussi, "poussés par la nécessité"? Quant à réfléchir, cela doit se faire dans toutes les directions, y compris dans celle de la prise en compte de l’excès de natalité et la "stratégie d’adaptation" est peut-être en partie celle préconisée par Alice, à savoir « le développement de l'éducation des femmes dans certaines régions du monde ou encore l'extension du planning familial »? Faute de quoi comme vous le dites très justement « on sera dans un désert qui sera, alors là c'est certain, invivable pour les 9 milliards d'humains que nous serons un jour » et ce ne sont pas les oasis tant affectionnés par Jacques Weber qui nous seront alors d'un grand secours...