En Tanzanie, les hommes et la faune sauvage face à face

Excellent article de Laurence Caramel et Loibor Siret publié le 08/09/2012 par le quotidien LE MONDE.

Laly Lichtenfeld a de bonnes raisons d'être prudente. Les blancs qui sont passés par ces vastes plaines septentrionales ont laissé de douloureux souvenirs. Des milliers de personnes ont été expropriées de leurs terres pour créer les parcs nationaux de Tarangire et de Manyara, tout proche, ou celui, plus au nord, du Serengeti, frontalier du Kenya. En Afrique de l'Est, il y a peu de peuples qui, comme les Massaï, ont payé un aussi lourd tribut à la "conservation de la nature". Un tiers du territoire tanzanien est classé en zone protégée, trois fois plus qu'en moyenne dans le monde.

Laly est blanche, américaine et a voué la plus grande partie de sa vie aux lions, auxquels elle a consacré un doctorat en écologie sociale à l'université de Yale (Etats-Unis). Elle a fondé l'association African People and Wildlife et vit au sommet d'une colline dressée au coeur de la savane. Avec ce qu'il faut de couchers de soleil et d'imagination pour incarner un de ces personnages qui ponctuent depuis les temps coloniaux la légende qu'aiment se raconter les Occidentaux quand ils rêvent de nature sauvage. Et plus encore de l'Afrique.

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Aujourd'hui, la réalité à Loibor Siret est plus crue. Le conte de fées s'est envolé. Et plus personne ne se raconte d'histoires. Sinon celles des conflits qui traversent la savane.

Simson revient accablé du village. Un paysan vient d'abattre un éléphant qui piétinait son champ. Les autorités l'ont arrêté et ont prélevé les défenses de l'animal. Elles iront rejoindre le stock d'ivoire conservé par l'administration de la faune sauvage au chef-lieu de district. Des incidents comme celui-là sont presque quotidiens. Avec des zèbres, des lions... A 24 ans, Simson a la lourde tâche de gérer ces conflits qui en quelques instants embrasent les communautés où la vie jusqu'alors semblait se dérouler paisiblement. "Ce n'est pas facile, il y a beaucoup de problèmes mais il faut essayer de comprendre les villageois au lieu de seulement les punir", dit le jeune homme, qui travaille sous l'autorité du chef de village mais reçoit son salaire de l'association fondée par Laly et son mari, Charles, lui aussi américain.

POPULATION DE PLUS EN PLUS NOMBREUSE

Tous deux sont arrivés ici à la fin de leurs études, il y a une douzaine d'années. Le village a accepté de leur céder un bout de terrain et ils ont discrètement fait leur trou. En essayant de ne pas reproduire les mêmes erreurs que certaines organisations non gouvernementales (ONG), dont les déboires alimentent la chronique locale.

En 2008, dans sa thèse de doctorat soutenue à l'Université d'Oxford, Hassanali Thomas Sachedina a raconté tout cela : les expériences ratées, les populations humiliées, la colère... "Si un véhicule d'African Wildlife Foundation venait avec des valises de billets, personne ne toucherait à cet argent et nous les chasserions." Des propos parmi d'autres, rapportés, du président du conseil d'Emboret, un village situé non loin de là dans l'immense plaine de Simanjiro, devenue trop petite pour une population de pasteurs semi-nomades de plus en plus nombreuse.

Après la région de Serengeti et de Massaï Mara au Kenya, le Tarangire forme le second espace de migration des grands mammifères africains. Mais le parc national qui s'étend sur 2 850 km2 couvre moins de 15 % de l'écosystème dans lequel chaque année se répète un immuable ballet. Une fois les pluies venues, pendant six mois – de décembre à juin –, les animaux quittent le parc dont les terres gorgées d'eau sont devenues inhospitalières.

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TERRE ÉPUISÉE

C'est à cette période que la tension monte dans les "corridors" empruntés par les milliers de gnous, de zèbres, d'éléphants, de girafes... et de lions qui, en bons prédateurs, suivent leurs proies. Et s'attaquent au hasard de leur chasse aux troupeaux de boeufs et de chèvres. La Tanzanie abrite environ 40 % de la population des grands fauves, dont il resterait entre 20 000 et 40 000 dans le monde.

Les champs de maïs et les cases aux murs recouvertes d'un torchis de terre et de bouse séchées gagnent du terrain. A certains endroits, ils s'adossent aux frontières du parc, traduisant l'espoir de leurs propriétaires de retrouver l'accès à ces pâturages dont leur bétail a été privé. L'herbe haute qui s'épanouit à l'intérieur de la zone interdite contraste avec le paysage de la plaine envahie par de grosses fleurs blanches. Sous leur air joliment trompeur, elles ne sont que le signe d'une terre épuisée qui n'a plus grand-chose à donner.

En 2009, les quatre corridors autour du parc ont été jugés en "état critique" par l'ONG WCS (Wildlife Conservation Society) chargée avec Tawiri, l'institut public de recherches sur la faune sauvage en Tanzanie, de faire le diagnostic de la trentaine de corridors qui relient le réseau d'aires protégées du pays. Ce qui pour les chercheurs signifie qu'"il reste probablement moins de cinq ans avant qu'ils ne soient totalement occupés". Pour les écologistes, il est essentiel de préserver ces voies de circulation entre les grands réservoirs de faune. Elles garantissent un brassage indispensable à leur survie. Pour le gouvernement, l'enjeu est économique. Plus de faune, plus de tourisme. Près de 15 % du revenu annuel du pays en dépendent.

MURS VIVANTS

"Avec les animaux, on n'a que des problèmes. Pendant la saison des pluies, les lions, les hyènes nous attaquent sans arrêt", témoigne Naipotoki Bahati, entourée d'une nuée d'enfants. Son mari est parti en plaine avec le troupeau. Au milieu du cercle formé par les cases familiales, elle montre le grand enclos où la nuit sont enfermées les bêtes. La présence des hommes n'effraie pas les lions, qui passent sans difficultés la barrière végétale. Pour sauver les félins, l'idée de Laly Lichtenfeld a été de transformer ces enclos en mur infranchissable.


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"Si vous voulez réussir à faire quelque chose pour la conservation ici, il ne faut pas parler aux gens de la protection de la faune mais d'abord leur demander comment vous pouvez les aider à régler leurs problèmes. Et trouver une solution qui ait du sens dans le contexte local", explique la jeune femme. Et, ici, l'important est d'abord de les protéger. Les "murs vivants", comme ils ont été baptisés, sont fabriqués à partir d'une variété locale de myrrhe plantée en haie dense entourée d'un grillage. Le premier a été installé en 2009. Il en existe maintenant une centaine. Chaque ouvrage coûte 500 dollars (398 euros), dont le quart est à la charge des éleveurs. Soit le prix de deux ou trois chèvres. Le nombre des attaques a chuté. Mais l'écologue en convient, cela ne suffira pas :"Seules les populations peuvent protéger les corridors et, pour cela, il faut que la conservation leur apporte de l'argent."

A quelques dizaines de kilomètres, dans le district de Babati, Nashon Macokecha gère le "Wildlife Management Area" (WMA) de Burunge. Le gouvernement a lancé ces structures communautaires il y a dix ans. Burunge est une des premières à avoir expérimenté cette idée de gestion de la faune par les populations locales.

Fonctionnaire rattaché au ministère des ressources naturelles, Nashon Macokecha s'y attelle depuis le début avec énergie. Même s'il donne parfois des signes de découragement : "Nous sommes trois pour surveiller 7.000 km2, avec une mobylette, de vieux fusils et pas de moyens de communication."

PARI IMPOSSIBLE

Ces derniers jours, il a retrouvé vingt carcasses d'éléphant. Face aux braconniers armés, il ne fait pas le poids. Le WMA regroupe dix villages où vivent environ 30.000 personnes. Pour bénéficier de ce statut, les villageois ont dû affecter une partie de leurs terres à la protection de la faune.

Ces zones ont été transformées en concessions touristiques ou de chasse, dont les gestionnaires, des opérateurs privés, versent une redevance. En 2011, le système a permis de percevoir près de 250.000 euros, dont un tiers seulement bénéficie directement aux villageois, le reste remontant à l'administration centrale ou locale, pour – affirme-t-on officiellement – financer la conservation.
Mais, dans une région où la pauvreté conduit le Programme alimentaire mondial à distribuer des repas dans les écoles le midi, c'est déjà ça. Des salles de classe, un puits ont pu être construits. "J'aime la conservation depuis toujours", lance avec un grand sourire Rama Damani.


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L'affirmation sent la récitation, mais Rama, 42 ans, est une personne importante : il représente la population et jouit de ce fait du titre de président du WMA. Pour lui, la question ne se pose pas :"Aujourd'hui, c'est mieux qu'avant." Burunge est considéré comme une des expériences prometteuses de gestion participative.

Une girafe traverse la route asphaltée. Des zèbres croisent un troupeau gardé par de jeunes pasteurs massaï drapés de rouge. A qui appartiennent ces terres ? Aux animaux ? Aux hommes ? Plus le temps passe, plus la préservation des corridors devient un pari impossible. Le gouvernement en a fait une priorité. Sans en avoir les moyens financiers ni humains.

Il y a quelques mois, il a appelé les grandes organisations de conservation à lui venir en aide. En leur demandant avec lucidité de mieux prendre en compte le sort des populations.

Laurence Caramel et Loibor Siret

En 1950 la Tanzanie était peuplée de 7,7 millions d'âmes. Aujourd'hui elle en compte 48 millions (dont un peu moins d'un million de Massaï).

Selon l'ONU, du fait d'un indice de fécondité encore très élevé (5,4 enfants par femme), les projections pour 2050 sont de 138 millions de personnes et pour 2100 de 316 millions* ! Autant dire que si l'explosion démographique perdure, même si elle ne concerne que pour une faible part le peuple Massaï, du fait de la pression humaine exercée sur les espaces (voir le projet de partition du parc Serengeti dont il a été question ici-même il y a 2 ans), à la fin de ce siècle, la faune sauvage tanzanienne risque de ne plus être qu'un lointain souvenir.

* Le caractère "astronomique" de cette inflation des effectifs peut être appréhendé de la façon suivante : si la France (dont la population était de 42 millions de personnes en 1950) connaissait la même multiplication par 41 de ses effectifs en 150 ans, nous pourrions être 1,7 milliards à la fin de ce siècle !